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23 juillet 2012 1 23 /07 /juillet /2012 18:00

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Ces clichés qui nous aident à vivre

J’aime la Suisse romande. La preuve : j’y vis, et plutôt bien. Je suis un des nombreux Alémaniques immigrés qui font partie de la Romandie autant que les Romands AOC. Dans ma famille, d’ailleurs, chaque génération pousse un peu plus à l’ouest. Mon arrière-grand-père maternel descendit de son Toggenbourg natal pour bâtir un moulin à Wil ; mon grand-père a déserté le canton de Saint-Gall pour chercher fortune à Zurich ; mes parents ont quitté Zurich pour s’installer à Fribourg – et moi, j’ai gagné les rives du Léman.

Me voici donc un de ces Suisses allemands qui, comme l’on disait naguère, ont jeté leur billet de retour par la fenêtre du train en sortant du tunnel de Chexbres – image surannée, hélas, car depuis belle lurette on ne peut plus ouvrir les fenêtres dans les trains des CFF.

Dit encore autrement, je perpétue la tradition millénaire des hommes originaires de la forêt alémanique, irrésistiblement attirés par la lumière scintillante lémanique. Comme le peintre souabe Konrad Witz qui, dans son fameux tableau « La Pêche miraculeuse », chef d’œuvre du 15esiècle en cours de restauration à Genève, a donné à la Terre Promise les contours du Léman.

Pourtant, le « mythe romand », composante essentielle de la conscience collective alémanique, a souffert ces derniers temps : la globalisation, en faisant de la planète un grand village, a terni quelque peu l’attraction exercée par la douce Romandie. Mais elle ne l’a pas tuée. De nos jours encore, la Suisse romande représente pour bien des Alémaniques, une des régions du monde les plus agréables à vivre. Les commodités du Swiss way of life se combinent ici avec ce petit brin de douceur latine qui rend l’ordre supportable. Et puis, une région comptant tant d’étrangers et si peu de xénophobes, est difficile à trouver ailleurs.

Seulement, il y a un hic : l’amour que nombre d’Alémaniques continuent d’éprouver pour les Romands, n’est guère réciproque. Depuis des siècles, ces concubins se chuchotent « je t’aime, moi non plus » à l’oreille.

Certes, l’image des Alémaniques en Suisse romande est meilleure que dans les années 1990, à l’époque où les votations sur la politique européenne exacerbaient les oppositions et confortaient de nombreux Romands dans l’idée que les Alémaniques sont décidément des têtes carrées difficiles à fréquenter. Mais les clichés ont la vie dure.

Je connais d’excellentes personnes qui se vantent de leur ouverture aux autres cultures, fussent-elles précolombiennes ou océaniques, et qui ne manifestent pas une once d’intérêt pour la Suisse allemande – et qui s’en vantent.

Je connais des personnes au-dessus de tout soupçon qui ne se permettraient pas la moindre pique sur les Juifs, les Arabes ou les Kosovars (heureusement, d’ailleurs), mais qui ne voient aucun problème à échanger des plaisanteries plus ou moins déplaisantes sur les Bourbines d’outre-Sarine, en imitant leur accent et en raillant leurs parlers « gutturaux » (comme s’il existait des langues qui ne sortiraient pas du gosier).

Ah, le schwyzertütsch ! Que ne dit-on pas sur son compte ! Bien sûr, la boutade selon laquelle le suisse allemand ne serait pas une langue mais une maladie de la gorge, ne s’entend plus souvent. Car la cote des dialectes et des parlers régionaux est en hausse un peu partout dans le monde, y compris en francophonie. Dès lors, il est de bon ton d’admettre que les indigènes ont le droit de parler comme bon leur semble. Le refrain a changé. Désormais il sonne plutôt ainsi : « on peut comprendre que les Alémaniques parlent le schwyzertütsch entre eux, mais qu’ils épargnent les autres ! »

Autrefois, ce genre de propos m’irritait. Il fut un temps où je crus devoir réfuter les poncifs romands sur les Alémaniques, comme inversement les préjugés alémaniques sur ces Romands « légers ». Mais aujourd’hui, je sais que c’est en pure perte, pour plusieurs raisons.

La première raison est que ces clichés plongent leur racine dans les profondeurs de l’histoire, et qu’on ne peut pas les extirper.

Au 4e siècle déjà, l’empereur romain Julien disait des Germains : « J'ai vu les barbares, qui habitent au-delà du Rhin, s'égarer dans les airs sauvages, dans des paroles semblables aux cris rauques de certains oiseaux, et prendre à ces accents le plus vif plaisir. »

Et voici comment l’excellent Benjamin Constant, au début du 19e siècle, décrivait une conversation chez ses cousins bernois : « Un être d’une espèce étrangère à la nôtre pourrait bien prendre pour des beuglements inarticulés le langage qu’on entend à Berne. Aux cris que poussaient plusieurs de mes cousins dans leurs gaietés et leurs disputes, je me serais cru facilement transporté au milieu d’un troupeau de buffles. En traversant le marché où les femmes vendent légumes et fleurs, je retrouve le bruit que j’avais entendu en Allemagne quand les troupeaux d’oies allaient au pâturage. »

Un parler ressemblant au cri du corbeau ou au beuglement des bœufs : tout est dit …

La deuxième raison est que ces clichés et stéréotypes nous aident à vivre. En collant une étiquette sur d’autres peuples, d’autres ethnies et cultures, nous nous rassurons. Nous désamorçons ainsi la menace que nous associons avec l’Alterité. L’Autre inconnu devient l’Autre classable, l’Alterité sauvage devient Alterité domestiquée, domptable.

De plus, les clichés que se renvoient Romands et Alémaniques créent une sorte d’équilibre. La rigueur alémanique face à la rondeur romande, la lourdeur alémanique face à la légèreté romande : ces binômes ne sont finalement pas si antipathiques. Ils transforment la différence en complémentarité. Tout le monde peut s’estimer gagnant. Quand la Weltwoche traite les Romands de « Grecs de la Suisse », on peut y voir une insulte : les Romands, pour simplifier, seraient des flemmards. Mais on peut y déceler aussi le plus beau des compliments. Quel bosseur n’aspirerait pas, au fond de lui, à l’art de vivre méditerranéen ?

Finalement, ces clichés ont encore une autre utilité. On peut regretter que l’amour des Suisses allemands pour les Romands soit à sens unique. Mais la réserve des Romands à l’égard des Alémaniques constitue une stratégie minoritaire habile, un moyen pour la minorité de se démarquer – et de se préserver. Une minorité qui aime la majorité est perdue.

Dans ce sens, les préjugés, aussi énervants et mal fondés soient-ils, contribuent paradoxalement à l’équilibre du ménage helvétique. C’est la raison pour laquelle je continue à les combattre, tout en sachant que ce travail ne peut pas être mené à bien et qu’il est toujours à refaire, tel l’ouvrage de Sisyphe roulant sa pierre.

Mais au fond, n’est-ce pas cela notre devoir ? Albert Camus a dit : il faut imaginer Sisyphe heureux.

 

Christophe Büchi,

Correspondant en Suisse romande de la NZZ

22 juin 2012

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